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Déclaration d'un gakusei

Alors la ceinture noire, comment l'ai-je vécu ?

Ce qui ressort tout de suite, c'est la sensation de la décision, car il a vraiment fallu que je prenne la décision de devenir ceinture noire. Je ne me sentais pas "autorisé" avant.

Tout a commencé à Compains dans l'été 2006. En fait, je me rappelle m'être dit clairement : "Bon maintenant je vais travailler pour la ceinture noire". Un truc énorme quoi ! Avant ça, je me disais que vouloir être ceinture noire c'était déjà se bloquer le chemin.

Finalement ça me parait encore vrai aujourd'hui mais c'est insuffisant ; ce que j'ai appris c'est que décider n'est pas une question de volonté ; c'est même tout l'inverse.

C'est quand j'ai arrêté de vouloir que j'ai été capable de prendre une décision, au sens propre comme au sens figuré. Tu peux savoir ce que tu veux mais il faut pouvoir le réaliser, la volonté toute seule ce n'est rien.

C'est en ça que travailler le nage no kata a été extraordinaire ; plus je le répétais, plus je mettais le doigt sur des sensations précises ( comment donner les épaules, sentir le poids du partenaire, etc. ). Mais chaque fois que je m'acharnais sur une idée, sur quelque chose que je pensais avoir trouvé, j'avais tout faux et c'est très facile de savoir si on est à la rue : quelque soit le partenaire, ça ne marche pas. Je me suis vraiment senti progresser dans la pratique du junomichi grâce au nage no, par exemple dans le kumi kata.

Prendre le kumi kata et prendre une décision c'est devenu pareil ; pour moi ça veut dire précision et spontanéité.

Aujourd'hui je sais exactement quand mon kumi kata est juste, je connais la sensation. Mais je dois laisser aller pour la trouver ; je ne peux pas dire un truc du genre : "bon, je mets les mains comme ci, comme ça et roule ma poule" non, non ça prend le temps qu'il faut, disons jusqu'à ce que j'oublie, entre un instant et l'éternité pour être précis.

Le travail du kata m'a demandé beaucoup de répétition, donc d'assiduité à l'entraînement mais ça c'était la partie facile car plus je pratique plus j'ai envie. Kata guruma veut dire tout ça pour moi car cette technique était une montagne. Je dirais même que moralement ça me minait. En travaillant tout a disparu, presque en un seul cours. Dans la vie courante, on n'y croit pas que des choses comme ça puissent arriver, au junomichi c'est possible tout le temps, faut être à l'affût.

D'ailleurs autant le kata lors de la présentation a été l'un des plus pourris que j'ai fait, autant kata guruma a été le plus parfait que j'ai jamais passé (que ce soit en étant Tori ou Uke) : c'est à dire que j'ai senti le mouvement jusqu'au bout.

En revanche pour les combats ce fut une autre affaire. Bien sûr ce shiai, je l'ai fait un bon millier de fois tout seul dans ma tête ! Ce qui m'a dit que j'étais prêt, c'est quand finalement j'ai accepté de visualiser la défaite. Difficile...

Une semaine avant de venir à Compains, j'ai réellement compris que la seule défaite en junomichi c'est uki wake : cette affreuse sensation d'avoir tout bloqué.

Donc juste avant les combats, j'ai senti comme une grosse déprime un truc qui me faisait dire : "je ne vais pas y arriver" ; l'horreur, quoi.

La décision, ce fut de prendre ce truc-là et mentalement de le mettre en dehors du dojo, une porte était ouverte heureusement, mais il fallut le faire tout de suite et non pas décider puis faire. Après j'ai pu retrouver l'attitude du kata et laisser dérouler les choses. J'étais prêt pour prendre une bonne leçon.

Il faut savoir que dans le groupe des combattants il y avait Stéphane. Il y participait, comme moi je l'avais fait l'année d'avant. Et ça me faisait râler en vrai car je me disais : "on se connaît, quand même ce serait mieux si c'était quelqu'un d'autre." Heureusement que mon avis ne comptait pas, parce que pour lui ce fut une expérience très importante : il a vraiment combattu de manière libre. Je crois que ça a permis de faire taire en moi pour un moment, un mélange de rigidité et d'égoïsme.

Pour la petite histoire, je vous laisse deviner avec qui et de quelle manière, j'ai marqué le ippon qui m'a permis de devenir gakusei : sur une clé de bras qui s'est présenté toute seule, alors que je déteste faire ça. Sachant qu'il faut présenter le katame no kata pour la suite, vous imaginez ce que signifie ce combat pour moi : un très bon repère, non ?

La remise de la ceinture au dojo fut un autre grand moment. Évidemment pas comme je m'y attendais. Je me suis rendu compte que mentalement j'avais beaucoup à apprendre car à la fin du randori, j'étais littéralement cuit. Pourtant j'en avais fait d'autres bien plus longs et j'en étais ressorti prêt à continuer ; donc le problème n'est pas physique. Il faut que j'arrive à me remettre dans ce genre de situation pour la dépasser, je ne sais pas encore comment, mais en pratiquant je vais trouver.

Je me souviens que lorsque Rudolf remettait la ceinture à Jack, j'étais prêt à abandonner vraiment, tellement c'était difficile : comme avant le shiai de l’examen.

Je ne pensais réellement pas pouvoir tenir, j'ai fait un effort pour aligner mon corps un peu comme dans le ju no kata pour récupérer. Bien sûr je ne serais pas tombé, mais j'ai été surpris de revivre en plus concentré la même sensation qu'au shiai.

L'une des choses que m'a appris le kata notamment, c'est la continuité. C'est cette idée que j'essaie de tenir quand je l'exécute car tout le reste en découle : le rythme, la mémorisation des mouvements, la sensation du partenaire, etc. C'est cette continuité que je recherche dans la pratique du Junomichi. J'ai déjà arrêté de pratiquer 15 ans car j'étais fatigué de tirer avec mes bras, je ne le savais pas à l’époque mais j'ai compris ça maintenant. Aujourd'hui je n'ai plus aucune raison de penser à ça, j'ai trop de travail. Je dois trouver l'efficacité dans le randori et le shiai tout en gardant la continuité, c'est nécessaire pour progresser et démontrer la réalité de notre pratique.

Lorsque j'ai arrêté, j'étais tout proche du premier dan, mais sachant que je ne voulais plus monter sur un tatami, je n'ai pas voulu aller plus loin. Heureusement car je n'aurais pas appris toutes ces choses, c'aurait été tronqué. Le junomichi, c'est une aventure et une recherche collective, à quoi cela m'aurait servi d'être ceinture noire pour n'en rien donner ?

Jérôme Auguste-Charlery, Juillet 2007