La pratique, le corps, le soin
Parce qu’à son origine le judo a fondé ses techniques sur un refus de la mise en danger du partenaire, il a fait de la blessure, du risque physique un de ses points de détermination. Igor Correa, en fondant le junomichi, a montré à son tour que si la blessure est un élément extérieur à la pratique, ses conséquences sont à considérer par le pratiquant comme partie prenante du travail.
Igor Correa.— Par mon expérience de la pratique et de l’enseignement, je sais à peu près ce qu’on peut faire et ce qu’on ne peut pas faire sur quelqu’un qui a un accident. Du moins quand j’ai vu cet accident. Lorsque je sais ce qui s’est passé, je sais presque toujours comment agir.
Est-ce que vous avez appris des techniques pour intervenir ?
À une époque, quand quelqu’un passait ceinture noire, son professeur l’étranglait et le réanimait. Et ensuite, il lui apprenait les réanimations. Moi, on m’a initié quand j’étais ceinture marron, parce que j’enseignais déjà.
C’était la part secrète de l’enseignement du judo : le kuatsu ?
C’était le kuatsu, oui.
Est-ce que vous avez vous-même étranglé vos élèves de cette façon ?
Je ne l’ai jamais fait. Ça m’est arrivé d’étrangler des élèves en randori et de les réanimer, mais je n’ai jamais voulu faire courir des risques inutiles pour quelque chose de spectaculaire. Mais il faut connaître le processus de l’étranglement et le processus de la réanimation par le kuatsu.
Qu’est-ce que c’est exactement que le kuatsu ?
Le kuatsu est une technique issue de la médecine chinoise. C’est très ancien, elle était déjà enseignée au Japon avec le jujutsu. Kano l’a transmise avec le judo. Comme l’acupuncture, elle agit sur des points du corps et provoque des réactions réflexes de réanimation ou de rétablissement pour des émotions, des douleurs, des chocs, des évanouissements, des saignements…
Est-ce que le kuatsu est différent des pratiques médicales occidentales ?
Ce n’est pas différent, simplement personne n’ose intervenir dans le cas d’un accident. Si les gens avaient une petite connaissance, s’ils osaient, ils pourraient au moins commencer par toucher le corps… Là aussi, il y a une question d’expérience et de sensation au toucher qui fait partie intégrante du judo : une sensation au toucher qu’on acquiert par la pratique. Moi, je commence toujours par tâter doucement, je vois ce qui est déplacé, dans quel sens c’est déplacé et dans quel sens on peut agir. Jamais brutalement, toujours doucement : en tournant, en cherchant, on remet facilement. Si on n’est pas certain — ça m’est arrivé — alors il est toujours possible d’envoyer passer une radio.
Qui vous a enseigné ?
Mon professeur, monsieur Philippe. Mais j’ai été amené à le faire avant d’apprendre.
Vous avez soigné avant de savoir ?
C’était nécessaire. J’ai pris des risques, c’est vrai, mais il faut bien prendre des risques quand on est responsable d’un cours. Si on ne remet pas tout de suite une luxation cela fait des dégâts dans les ligaments. La luxation est alors beaucoup plus difficile à remettre. Il n’y a pas beaucoup de risques à la remettre dès que l’accident a eu lieu. On préfère aujourd’hui emmener un blessé à l’hôpital. Mais à l’hôpital, avant d’être soigné, on voit un interne, puis le médecin-chef, on est anesthésié, on passe à la radio, et tout ce temps perdu rend l’articulation plus dure à remettre. On remet les luxations sous radio ! C’est idiot.
Attendre l’arrivée des secours, rester en observation à l’hôpital, ce sont autant de fixations face à une situation ? On se fige ?
Et après c’est beaucoup plus grave à cause de l’immobilisation…
Guérir c’est donc agir dans la continuité de ce qui s’est passé ?
Nous les êtres humains, nous sommes ainsi faits : l’immobilité n’est pas un bon élément pour nous. Pour nous, c’est la mobilité qui convient. Ce qui est immobile est mort. On ne peut pas être immobile, jamais. Quoi qu’il m’arrive, si je m’immobilise c’est fini, je tombe dans un abîme. Si je me mobilise, je sors de l’abîme.
C’est avec cette idée que vous agissez sur le tatami, face à un accident ?
S’il se passe quelque chose sur le tatami, je dois être prêt à intervenir tout de suite. Je ne peux pas perdre de temps à retirer mes chaussures ou ma veste. Voilà pourquoi je suis en kimono, que ce soit au cours d’une compétition ou d’un entraînement. Quand par exemple quelqu’un se blesse au genou, j’interviens immédiatement.
Que faites-vous ?
Dans ce cas-là souvent on pense à allonger la jambe. Il ne faut surtout pas l’allonger, c’est une erreur. La première chose à faire au contraire est de replier la cuisse au-dessus du muscle, et de plier le genou le plus possible sans faire mal. Puis de le basculer d’un côté et de l’autre pour voir s’il y a une lésion et où elle se situe. Ce sont des manipulations comme celles-là qu’il faut faire, de manière calme et maîtrisée.
Je vous ai entendu contester la façon dont certains kinésithérapeutes soignent les lésions que l’on peut se faire en judo. Leur méthode ne vous semblait pas juste…
Pas toujours.
Pourquoi ?
Récemment, j’ai contesté la méthode d’un kinésithérapeute qui avait recommandé à quelqu’un qui avait mal au genou de lever des poids sur une machine. Il proposait de muscler le genou pour compenser la défaillance des ligaments. Alors que la logique du corps impose une autre forme. C’est à chacun de la sentir. Dans ce cas-là, l’exercice proposé par le médecin n’avait aucune logique avec l’amélioration de son genou. Qu’est-ce qu’il aurait fait en soulevant des poids avec son pied ? Il aurait musclé un peu son mollet, un peu sa cuisse, mais il n’aurait pas amélioré son articulation.
Qu’est-ce que vous avez conseillé dans ce cas ?
J’ai conseillé de faire travailler son genou avec le poids de son propre corps plutôt que de le faire travailler assis sur une machine spécialisée. Moins il se servira d’artifices, mieux il s’en sortira.
Ce qui est une façon non seulement de faire travailler le genou, mais de faire travailler tout le corps avec ? De ne pas isoler les diverses parties du corps ?
S’il n’avait fait que rééduquer son genou, le reste du corps n’aurait plus eu d’action et se serait affaibli. Après le genou, il aurait encore fallu passer du temps à remobiliser son corps pour retrouver le dynamisme capable de compenser une action dangereuse. Sans quoi il aurait risqué un nouvel accident. De la même façon, au lieu de travailler par séances, de façon fragmentée, je lui ai donné le conseil d’exercer son genou tout le temps, au cours de ses activités quotidiennes.
Igor Correa en entretien avec Rudolf di Stefano et Laurent Bruel